L’heure du diner

Vous avez quatorze ans. Forcez-vous un peu; il vous reste encore quelques souvenirs de cette époque. La prison que pouvait parfois devenir l’école, les petites guerres de couloir, ce prof à qui vous en allongez une avec plaisir, dans vos rêves. C’était à une époque où les élèves ne le faisaient pas encore pour vrai, ou moins souvent, assurément. Il y a toujours un petit baveux à éviter, des cours où l’aiguille de l’horloge semble reculer plutôt que d’avancer, des résultats scolaires qu’on ne veux pas ramener à la maison, parce que c’est nos parents, qui vont rêver de nous en claquer une. Il y a toujours un petit kick ou un autre, pour le sexe opposé, et comme on ne sait pas faire grand chose, on ne fait pas grand chose. Et ça se répète, cette routine, depuis si longtemps (Pensez! Vous allez à l’école depuis huit ou neuf ans, alors que vous n’en avez que quatorze. C’est une éternité…) qu’on dirait que ça ne se terminera jamais.

L’heure du dîner. Ce n’est pas tout à fait la liberté, mais c’est clairement mieux qu’un cours de géographie. Vous allez à votre case. Le sandwich que votre mère vous a fait ne vous dit rien, mais vous avez faim, et il n’y a personne à qui vous plaindre à portée de main. Un de vos amis, une star de l’équipe de foot, s’il vous plait, vous tape sur l’épaule en passant et vous invite à sa table. c’est la routine, le même groupe chaque midi, mais vous auriez vraiment pu plus mal tomber dans l’échelle sociale de la polyvalente, et vous le savez.

Avant-hier, c’est ce qui est arrivé à Gia. La routine, à une trentaine de borne de Seattle, dans une école que rien ne différenciait des autres. La star de l’équipe de foot l’a invitée en passant et dépassée, alors elle n’a pas vu son visage. Elle n’a aucune raison, d’ailleurs, de s’en méfier. Elle ne sait pas qu’une de ses amies a refusé les avances de Jayden, la star de l’équipe. Et puis, il est sympa comme tout, et tout le monde l’aime.

Gia est allée s’asseoir à la table, à temps pour voir Jayden sortir un berretta. Elle n’a pas compris tout de suite, en voyant le pistolet. Elle a regardé son ami, alors qu’il pointait son arme sur sa voisine, et même quand il a fait feu, et qu’elle a basculé, elle est demeurée figée. Quand le joueur de foot a pointé l’arme sur elle, Gia a compris, mais un rien trop tard. Elle a ressenti le choc avant d’entendre le bruit. Elle s’est retrouvée au sol. Elle a vu Jayden tirer, et tirer, sur tout ceux qui se trouvaient à leur table. Comme dans un cauchemar, avant de s’évanouir au milieu de quatre autres corps, elle a vu son ami emboucher le canon de l’arme, et en finir.

Gia est morte des suites de ses blessures, aujourd’hui, comme une de ses amies avant elle. Deux autres adolescents, un garçon et une fille, sont toujours dans un état critique. Un troisième survivra, malgré la balle qui lui a traversé la mâchoire. Qu’il soit le chanceux de l’histoire en dit long sur cette tragédie.

Ce qui me fait peur, dans cette histoire, qui s’est réellement produite il y a deux jours, c’est le manque de signe annonciateur. Le meurtrier était apprécié, populaire. Il a tiré sur des amis. À moins que le gamin ne sorte de chez lui, le matin, en agitant son flingue à tout va, de quelle façon peut-on prévenir de tels drames?

Si votre enfant a une fascination pour les armes à feu, les films gore, et qu’il a une tendance à sauter à la gorge de tout ceux qui le contrarient, je veux bien, mais s’il est introverti depuis toujours? Si, malgré votre envie de l’être, vous n’êtes pas son confident numéro un, comment détecter pareil volcan? J’ai parfois peur que la réponse soit: pas moyen. Ça varie selon les époques, mais en ce moment, je suis heureux de ne pas avoir d’enfants.

Ce qui me rappelle que chaque fois qu’on découvre un tueur en série, il y a toujours une vieille voisine pour dire à quel point c’était quelqu’un d’adorable, et qu’il lui sortait les poubelles…

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